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La directive sur la transparence salariale :
levier d’équité et de transformation culturelle

​Un article de Philomène Formery et Sophie Blanchet - Novembre 2025

La directive européenne sur la transparence salariale (2023/970 du 10 mai 2023), qui doit être transposée en droit français d'ici le 7 juin 2026, s’impose progressivement aux organisations européennes, imposant un devoir inédit de transparence et d’explication autour des rémunérations. Si l’objectif affiché est de réduire les écarts injustifiés entre les femmes et les hommes, l’impact attendu dépasse largement la seule question du genre.

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La France aborde pourtant cette transformation avec un certain retard par rapport à d’autres pays européens. Celui-ci s’explique d’abord par une culture du travail historiquement marquée par une grande discrétion sur les rémunérations : parler ouvertement de salaire y est souvent perçu comme déplacé, voire tabou, tant dans les relations entre collègues qu’entre employeurs et salariés. Si en France, le salaire est perçu comme un marqueur d’identité sociale et professionnelle, il n’en est pas de même pour certains voisins européens où la transparence salariale est déjà une réalité. Au Royaume-Uni par exemple, près de 70 % des offres d’emploi affichaient en 2024 des informations de rémunération précises, contre 50% en France[1]. En Norvège, cette culture de transparence est profondément ancrée : chaque membre de l’organisation peut, sur simple demande, connaître la rémunération de ses collègues, un dispositif en vigueur depuis plusieurs années[2].

Ces exemples illustrent un mouvement européen de fond, où la transparence n’est plus perçue comme une contrainte mais comme un facteur de confiance, de performance et d’équité. La France, en comparaison, reste dans une phase d’apprentissage et de structuration, dans la mesure où l’obligation de transparence vient frontalement remettre en cause des habitudes, imposant une ouverture inédite sur un sujet longtemps considéré comme privé. Dès lors, la transposition de la directive représente un levier de rattrapage et d’innovation sociale.

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Cette directive interroge les organisations sur leur culture managériale, leurs critères de reconnaissance et leur rapport à la valeur du travail. Elle oblige à repenser les pratiques RH, le dialogue social et la gouvernance de la rémunération, dans une logique de responsabilisation collective et de cohérence entre valeurs affichées et réalités vécues.

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Pour les organisations, le défi est donc autant culturel qu’opérationnel : transformer une contrainte réglementaire en opportunité stratégique et sociale.

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1. Les effets attendus de la transparence

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La transparence salariale ne se réduit pas à un exercice de conformité. En rendant visibles les écarts, elle crée les conditions d’un dialogue nouveau sur les rémunérations, souvent longtemps restées dans l’ombre. Dans son rapport de 2021, l’OCDE[3] confirme que la transparence salariale, surtout lorsqu’elle s’inscrit dans une démarche collective et réglementée, participe à la réduction de l’écart salarial entre les genres. La transparence devient ainsi un catalyseur de progrès, un déclencheur de conversations constructives et un moyen de renforcer la confiance au sein des équipes.

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Mais son effet le plus profond réside peut-être ailleurs : dans la remise en question des critères de valorisation. Cette directive pousse les organisations à s’interroger sur ce qu’elles récompensent réellement : la performance, l’ancienneté, la visibilité, la disponibilité ? Ces critères sont-ils neutres du point de vue du genre ? Cette réflexion conduit à interroger la hiérarchie implicite des parcours professionnels. Une illustration concrète de cet effet se dessine dans la remise en question de la valorisation prioritaire des carrières managériales face aux trajectoires d’expertise. Dans un contexte où de plus en plus de personnes refusent le management au nom du sens ou de l’équilibre de vie, la transparence salariale invite à repenser la notion même de reconnaissance et les voies de progression possibles dans l’entreprise.

Elle ouvre aussi la voie à une véritable innovation RH : certaines organisations choisissent de repenser leurs grilles salariales et d’impliquer les équipes dans la co-construction de la politique de rémunération. La banque en ligne Shine publie par exemple en 2018 une grille de salaires accessible qui combine métier, niveau d’expertise et bonus « personne à charge », afin de standardiser et rendre transparentes ses décisions salariales[4]. Chez Decathlon en Belgique, suite à la mise en place du Bilan Social Individualisé pour clarifier les avantages et la rémunération de chacun, un processus permet aux salariés de demander une augmentation sur l’avis de leurs pairs[5].

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La transparence salariale offre une opportunité de revoir les dimensions qui sont valorisées par l’organisation et de corriger les biais qui traversent les processus d’évaluation et de promotion.

 

2. Les enjeux soulevés par cette évolution

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Pour transformer cette directive en levier de cohésion sociale voire en opportunité plutôt qu’en source de tensions, les organisations doivent traiter plusieurs enjeux majeurs : organisationnels, managériaux et culturels.

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Enjeu 1 : Transformer les pratiques RH et managériales

L’obligation de publier les écarts de rémunération par catégorie professionnelle et par genre implique des évolutions des politiques, dispositifs et processus RH selon le point de départ : refonte des grilles salariales, clarification des critères d’évolution, traçabilité des décisions de rémunération, etc. Pour rendre ces évolutions tangibles, le travail ne se limite pas aux équipes RH : les managers doivent être formés à la détection des biais et à la conduite de discussions plus transparentes et pédagogiques autour des rémunérations. Cette exigence technique devient un levier de maturité managériale.

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Enjeu 2 : Renforcer le dialogue social et la culture d’équité

Si l’intention apparaît éthiquement louable, la transparence rend visibles des réalités parfois dérangeantes, qui peuvent créer jalousie, incompréhension ou sentiments d’injustice. Bien au-delà de l’égalité entre femmes et hommes, c’est l’équité à l’échelle de l’organisation qui est questionnée – d’où la pertinence d’intégrer le sujet au dialogue social. Les employeurs font face à la nécessité de se justifier, voire d’adapter la politique de rémunération à la diversité des aspirations et des contributions.

En accédant à une meilleure information, les membres de l’organisation gagnent en autonomie dans leurs discussions avec les RH et les managers. Dès lors que la valorisation est rendue explicite, il peut s’agir d’un levier d’engagement et de rétention. Pour éviter les tensions et incompréhensions, les organisations ont tout intérêt à mettre en place des espaces de discussion et de co-construction autour des critères de valorisation et de reconnaissance.

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Enjeu 3 : Attractivité, fidélisation et marque employeur

Une étude de Welcome to the Jungle révèle qu’une offre d’emploi qui affiche le salaire reçoit 48% de visiteurs en plus qu’une offre sans et 22 % de candidatures en plus[6] : la transparence est d’ores et déjà un critère d’attractivité majeur. Les organisations qui assument et expliquent leurs politiques salariales renforcent la confiance et la fidélisation des talents en se positionnant comme des employeurs responsables et cohérents. La transparence renvoie le message d’un employeur engagé pour l’équité et la juste reconnaissance des individus qui composent l’organisation.

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Enjeu 4 : Gouvernance et gestion du risque

La directive impose la production de reporting réguliers sur les écarts de rémunération et d’en assurer la fiabilité et la traçabilité. Dès lors, en cas d’écart injustifié, le risque de contentieux est d’autant plus important. Il s’agit ainsi d’intégrer la transparence salariale dans la gestion des risques sociaux et la gouvernance interne. Une gouvernance renforcée permet de limiter les dérives mais aussi d’anticiper les contrôles et de sécuriser l’organisation.

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Enjeu 5 : Évolution de la culture de l’organisation

Passer d’une culture de la confidentialité à une culture de la transparence demande du temps (quelques mois à des années selon les contextes) et de la pédagogie. Il s’agit d’un véritable changement de paradigme : apprendre à parler d’argent sans tabou, à expliquer les choix de valorisation et à assumer la cohérence des décisions. Par conséquent, il requiert un effort de transition culturelle qui passe par la pédagogie et la communication à tous les niveaux de l’organisation.

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3. Une trajectoire progressive et partagée

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La réussite ne viendra ni d’un décret ni d’une transparence décrétée du jour au lendemain. Elle suppose une trajectoire progressive, associant toutes les strates de l’organisation. Le point de départ doit être un diagnostic partagé, factuel, permettant de comprendre les écarts et d’en identifier les causes. Les équipes dirigeantes ont ici un rôle clé : initier la réflexion sur les critères de valorisation et en assumer la cohérence.

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D’autre part, ce travail ne peut pas être mené en silo. Il doit mobiliser les personnes en responsabilité, les partenaires sociaux et les managers dans une démarche de co-responsabilisation. Celle-ci peut se traduire par un dialogue social renforcé, des ateliers de sensibilisation ou des diagnostics participatifs. Les individus eux-mêmes peuvent alors devenir acteurs de la transparence en se mobilisant et en partageant leur perception de la valeur ajoutée. Cette appropriation collective devra se faire de manière progressive jusqu’à irriguer toutes les strates de l’organisation. Dès lors, la transparence devient un projet collectif plutôt qu’un simple exercice de conformité réglementaire.

 

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4. Les écueils à éviter

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Plusieurs risques menacent la réussite du processus. D’une part, l’approche non-genrée requise par la directive peut au contraire mener à une polarisation entre hommes et femmes. La remise en question de critères favorisant certains groupes sociaux est loin de mettre tout le monde d’accord, particulièrement d’après la conception française de la discrimination.

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Un autre écueil à éviter serait la transition brutale et sans préparation d’une opacité totale à une transparence radicale. Celle-ci ouvrirait la porte à bon nombre d’interprétations et de tensions interpersonnelles. Mal accompagnée, ce type de révélation peut être source de davantage de frustration que de réponses.

Le contrat psychologique entre employeur et collaborateur est fait de promesses, qu’il s’agisse de principes et de valeurs ou de reconnaissance. Or lorsqu’elles ne s’avèrent pas tenues, la confiance risque de se rompre et la crédibilité peut être laborieuse à reconquérir si c’est le cas. Tout l’enjeu de cette adaptation réside dans le fait de trouver un équilibre entre exigence de clarté et prudence dans le déploiement.

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Un autre risque tient à l’inflation de la masse salariale lorsque la démarche est mal anticipée. Une transparence insuffisamment cadrée peut déclencher des revendications en chaîne et créer des tensions sociales difficiles à contenir. Le défi consiste à éviter des ajustements trop rapides ou non maîtrisés, qui fragiliseraient la soutenabilité économique et la cohérence d’ensemble.

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Enfin, un dernier écueil tient à la difficulté d’objectiver certains critères : comportements, coopération, engagement ou contribution qualitative. Ces dimensions échappent souvent à une mesure strictement « objective ». Certaines organisations expérimentent des outils où les équipes « notent » leurs collègues : une option possible, mais qui revient à institutionnaliser le « like » comme critère d’évaluation. Une telle évolution soulève des enjeux éthiques et culturels qui doivent être anticipés très en amont.

 

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5. Un levier d’équité et de performance

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La transparence salariale n’est pas qu’un outil de justice sociale, il s’agit aussi d’un levier de performance organisationnelle.

 

D’abord, elle introduit une dimension collective où chaque acteur est mis en responsabilité. Ensuite, en incitant à la cohérence et à la traçabilité, elle améliore la qualité du management et la robustesse des politiques RH.

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Le retour sur investissement est intéressant : certaines entreprises comme Smappen, plateforme spécialiste du géomarketing, ou Clinitex dans le secteur du nettoyage[7] ont démontré qu’une telle ouverture peut apaiser les tensions et renforcer l’esprit collectif. De la même manière, chez Alan[8], les discussions salariales se trouvent apaisées ; chez 360Learning[9], les perspectives d’évolution au sein de l’entreprise sont visibles, ce qui favorise l’engagement et la responsabilité individuelle. Au terme d’une conduite du changement aboutie, les organisations peuvent bénéficier d’un climat social apaisé, d’un engagement accru et d’une meilleure fidélisation des talents.

 

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6. Les conditions de réussite

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La transparence remet en cause ce système implicite de reconnaissance et de différenciation. Les freins sont renforcés par la peur du changement, la crainte de l’instabilité sociale et la difficulté à abandonner des pratiques historiques de gestion des ressources humaines. Les résistances sont d’autant plus fortes que la transparence salariale est vécue comme une injonction externe (directive européenne, décret) et non comme une démarche volontaire.

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Au-delà des réflexions techniques sur les critères de pesée des postes ou de rémunération, quatre conditions apparaissent essentielles pour mettre en place la transparence salariale :

  • D’abord, inscrire la démarche dans la durée, en proposant une appropriation graduelle, du constat chiffré à l’interrogation des biais, du Comité Exécutif jusqu’aux équipes ;

  • Privilégier une approche adaptée et différenciée auprès de chacune des parties prenantes pour anticiper / désamorcer les résistances potentielles et les craintes (Top management, managers de proximité, cadres, salariés non-cadres, organisations syndicales, …)

  • Outiller les managers et les RH qui seront les principaux relais des messages à faire passer pour accompagner le changement, à travers des formations, des ateliers d’appropriation, des outils de communication et des opportunités de dialogue ouvert ;

  • Enfin, suivre les progrès avec des indicateurs clairs et partagés au-delà des écarts salariaux réglementaires (e.g., taux de satisfaction, progression des femmes dans l’organisation, nombre de réclamations traitées) pour créer une trajectoire crédible avec engagements mesurables.

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L’efficacité d’une telle transition repose sur une trajectoire réaliste, financièrement soutenable et culturellement appropriée. La directive devient ainsi un cadre structurant pour un changement durable.

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Les secteurs d’activités sont inégalement exposés à la difficulté de sa mise en œuvre, la trajectoire devra donc prendre en compte également la donne du secteur :

  • Les secteurs industriels et les PME/TPE, où la gestion des salaires est peu formalisée et très personnalisée, rencontreront le plus de difficultés à appliquer la directive. Ils devront structurer leurs politiques RH et justifier chaque écart de rémunération, ce qui représente une transformation profonde.

  • Les secteurs ou métiers à forte composante variable (métiers commerciaux, banque, assurance, conseil) devront clarifier et objectiver des systèmes de rémunération complexes en s’appuyant sur des données chiffrées, ce qui peut générer des tensions internes et des résistances.

  • Les secteurs où les grilles sont déjà publiques (fonction publique) ou très structurées (certaines grandes entreprises du CAC 40) seront moins impactés, même si la publication individuelle reste sensible.

  • Dans la santé et le social, la transparence mettra en lumière la sous-valorisation de certains métiers, poussant à des révisions salariales.

  • Le secteur numérique et de la Tech, bien que plus ouvert à la transparence, devra gérer la diversité des statuts et la concurrence sur les talents.

 

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Conclusion

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Au-delà d’un simple exercice de conformité, la directive sur la transparence salariale peut devenir une véritable opportunité. Il s’agit d’une norme exigeante qui impose une évolution des pratiques RH, du dialogue social, de la gouvernance et de la culture de l’organisation. Mais avec le bon niveau d’accompagnement et de réflexion stratégique, elle devient une opportunité pour les organisations de revisiter leurs pratiques, de renforcer la confiance et de réaligner leurs valeurs. La directive invite à une réflexion collective sur ce que l’organisation valorise, sur la façon dont on reconnaît les contributions, et sur la cohérence entre discours et pratiques. À condition d’être accompagnée et partagée, la transparence salariale peut devenir un puissant levier de transformation culturelle, au service d’une plus grande équité et d’une performance sociale durable.

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[1] Lisa Feist, Salary Transparency in Europe: Building Trust, Closing Gaps, Indeed Hiring Lab, 2025.

[2] Lars Bevanger, Norway: The country where no salaries are secret, BBC News, 2017.

[3] Pay Transparency Tools to Close the Gender Wage Gap, OCDE, 2021.

[4] Mathilde Callède, La transparence des salaires chez Shine, Shine, 2022.

[5] Mélissa Darré, Rémunération : ces phrases que vos salarié·e·s ne veulent plus entendre, Welcome to the Jungle, 2021.

[6] Welcome to the Jungle & IPSOS, Baromètre de la marque employeur, 2023.

[7] Transparence des salaires : ces entreprises françaises qui l'appliquent déjà, France Info, 2025.

[8] Jean-Charles Samuelian, The right pay: our public pay scale, Alan, 2023.

[9] Nicholas Wagner, Why We Don’t Negotiate Salaries at 360Learning, 360Learning.​

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